Un peu d’histoire
Le Dictionnaire berbère du Maroc central présentement mis en ligne a une longue histoire. Mais tout vient à point à qui sait attendre !
Les matériaux de départ proviennent des fichiers lexicographiques manuscrits, inédits, constitués par Arsène Roux et qui font partie du fonds d’archives déposé à la Médiatique à de la MMSH. L’ensemble du fonds Roux [note 1] (archives inédites + bibliothèque personnelle), actuellement géré par la Médiathèque de la Mmsh, a fait l’objet, après le décès (1971) du berbérisant d’un don à l’Encyclopédie berbère et est arrivé à Aix-en-Provence en octobre 1974.
Ces matériaux lexicographiques proviennent à la fois de collectes personnelles de Roux au cours de sa longue carrière marocaine (1913-1956) et des dépouillements de textes (poésies, contes) qu’il a poursuivis jusqu’à la fin de sa vie. Ces fichiers se présentent sous la forme de :
- 5 boîtes-fichiers en bois (L = 26 cm, l = 12,5 cm, h = 16,5 cm ; identifiée MC1 à MC5) contenant des fiches cartonnées (de format 14 cm x 8,3 cm), et constituant le fichier source, berbère-français.
- 5 boîtes-fichiers en bois (L = 30,5 cm, l = 27 cm, h = 9 cm) contenant de petites fiches cartonnées (de format 7,3 cm x 6 cm), également berbère-français.
Ces deux séries de boîtes-fichiers, en large recoupement, semblent correspondre à des collectes et dépouillements chronologiquement distincts : la série (a) paraît plus récente. Les matériaux et données des séries (a) et (b) ont systématiquement été fusionnés. - Un meuble-fichier en bois (dimension (l = 71 cm x h = 80 cm x P = 78 cm) à tiroirs, dont les trois de gauche contiennent un fichier dérivé, français-berbère, sur fiches cartonnées de grand format (14,5 cm x 9 cm). (Deux des tiroirs de droite concernent le tachelhit et ont été dépouillés par Harry Stroomer pour la préparation de son dictionnaire chleuh).
On peut estimer l’ensemble des fichiers Maroc central à environ 75.000 fiches, avec une forte proportion de redondances car A. Roux semble avoir établi une fiche pour chaque variante locale et, au moins en partie, pour chaque source dépouillée. Il est ainsi fréquent de rencontrer 4 à 5 fiches distinctes pour le même lexème, ceci indépendamment des recoupements très larges existant entre les séries (a) et (b) de boîtes. On n’a malheureusement pas d’indications explicites sur les modalités de constitution de ces fichiers, ni sur leur chronologie précise. On peut simplement constater que Roux y a travaillé à différentes époques, les fiches supports étant manifestement d’âges divers, certaines tardives (papier blanc, non jauni).
Entre 1985 et 1989, S. Chaker, qui était alors en poste au CNRS à Aix-en-Provence, a engagé un travail d’informatisation des matériaux lexicographiques concernant le Maroc central du fonds Roux. Il a bénéficié pour cela :
- de la collaboration de ses étudiants de doctorat (voir supra) ;
- de l’aide logistique et humaine du LAPMO (UA 164 du CNRS, dirigé alors par G. Camps), son laboratoire de rattachement à l’époque, et de l’IREMAM (alors Institut fédératif, dirigé par André Raymond), notamment de son appui et conseil informatique ;
- du soutien financier du Ministère de la Recherche et de la Technologie qui lui a accordé un budget adéquat (pour achat de matériel et vacations de saisie).
À la fin 1989, l’ensemble des matériaux « Maroc central » – environ 5.000 entrées – avait été mis en machine, sous un logiciel de base de données (TEXTO de CHEMDATA, alors utilisé pour les applications documentaires de l’IREMAM). Ultérieurement, les matériaux ont été récupérés sous un logiciel plus courant et plus souple, mieux adapté à l’édition linguistique (ACCESS de Microsoft) ; de plus, l’utilisation de polices "Unicode" a permis de régler toutes les questions de notation du berbère.
Pourtant, pour diverses raisons conjoncturelles, cette base lexicale n’a pas été publiée à l’époque ; d’une part, parce que S. Chaker a été nommé comme professeur de berbère en 1989 à l’Inalco de Paris et a donc quitté Aix-en-Provence ; d’autre part, parce qu’à la même période venait d’être soutenue (1989) par Miloud Taïfi une excellente thèse de doctorat de lexicographie berbère consacrée au même domaine linguistique – elle sera publiée en 1991 sous le titre : Dictionnaire tamazight-français (Parlers du Maroc central), Paris, L’Harmattan. L’urgence de la mise à disposition de la base lexicale élaborée à partir des archives Roux s’estompait ipso facto.
De retour (septembre 2008) à l’Université d’Aix-Marseille, S. Chaker s’est replongé dans le fonds d’inédits d’Arsène Roux. Il a encouragé plusieurs de ses étudiants à travailler sur ces matériaux et lancé, notamment en collaboration avec Meftaha Ameur et Abdellah Boumalk (de l’Ircam, Rabat), Abdellah Bounfour (Inalco), Kamal Naït-Zerrad (INALCO) et Abdellah El Mountassir (Univ. Agadir) plusieurs projets fondés sur les matériaux Roux, en premier lieu un ouvrage d’hommage paru en 2016/17 (cf. note 1).
Même si le berbère du Maroc central est désormais bien documenté au plan lexicographique puisque au dictionnaire de Taïfi (1991) se sont ajoutés ceux de:
- Bennasser Oussikoum : Dictionnaire Amazighe-Français. Le parler des Ayt Wirra. Moyen Atlas – Maroc, Rabat, Ircam, 2013 ;
- Driss Azdoud : Dictionnaire berbère-français, Paris, Maison des Sciences de l'Homme, Méditerranée-sud. 2011 ;
- Ali Amaniss : Dictionnaire tamazight-français, 767 p. 2009 ; document PDF consultable en ligne : dictionnaire tamazight-français - Ali Amaniss ;
L’intérêt d’une publication de cette base lexicale du Maroc central demeure entier : il s’agit en effet de matériaux très sûrs, collectés in situ, entre 1913 et 1956, par un homme profondément ancré dans le terrain qu’il étudiait et qui a bénéficié des meilleurs informateurs sur l’ensemble de la région. Des matériaux authentiques donc, issus d’une société qui a désormais quasiment disparu, et de plus reliés à un corpus de textes littéraires d’une richesse exceptionnelle. On doit également rappeler qu’Arsène Roux n’a pas cessé d’y travailler et de les vérifier après son départ du Maroc en 1956 et jusqu’à sa mort (1971).
La décision a donc été prise d’une publication en ligne de cette base lexicale. Cet outil pourra d’ailleurs être progressivement enrichi par l’adjonction des matériaux éventuellement restés inexploités dans le fonds Roux et/ou d’autres sources anciennes.
Après une relecture systématique effectuée par Olivier Dubois (orthographe et coquilles, recoupements et doublons…), les dernières corrections faites par S. Chaker, la mise en ligne a été assurée dans le cadre de la collaboration régulière IREMAM/LACNAD (Inalco) par K. Naït-Zerrad.
On le voit, le Dictionnaire ainsi mis à disposition du public résulte d’un travail collectif sur la longue durée qui, autour de S. Chaker, a réuni de nombreux collaborateurs et intervenants, avec pour objectif la valorisation des collectes initiales d’Arsène Roux.
Présentation du dictionnaire
Chaque entrée du dictionnaire est constituée de 12 rubriques, dont 7 obligatoires et 5 facultatives.
1. LEX = Lexie (entrée du document). [Obligatoire]
Unité lexicographique relevée dans les fichiers Maroc central. Toute unité lexicale libre, qu'elle soit inanalysable, dérivée ou composée, est relevée.
2. SEM = Sémantique. Signification de la lexie par traduction française. [Obligatoire]
3. CAT = Catégorie : classe grammaticale de l'unité. [Obligatoire]
- N.s. : Nom simple (non dérivé)
- Nd.AV : Nom (dérivé) d’Action Verbale
- Nd.C. : Nom (dérivé) Concret
- Nd. Agt. : Nom (dérivé) d’Agent
- Nd. Instr. : Nom (dérivé) d’Instrument
- Adj. : Adjectif
- N. Comp. : Nom Composé
- Nd. Exp. : Nom (dérivé) expressif
- V.s. : Verbe simple (non dérivé)
- Vd. S- : Verbe (dérivé) à préfixe S- (factitif)
- Vd. T- : Verbe (dérivé) à préfixe TT(W)- (passif)
- Vd. M- : Verbe (dérivé) à préfixe M- (passif/moyen)
- Vd. N- : Verbe (dérivé) à Préfixe N- (passif/moyen)
- Vd. My- : Verbe (dérivé) à préfixe MY- (réciproque)
- Vd.d. : Verbe à double dérivation
- M. Gram. : Morphème grammatical (invariable) (= Adverbes, Prépositions, Subordonnants propositionnels, Connecteurs, Interjections et Exclamations.
4. MOR = Morphologie. [Obligatoire]
Alternances grammaticales systématiques du nom et du verbe.
- Pour un NOM : M = Masculin ; F = Féminin ; P = Pluriel ; EA = État d'annexion ; EAP = État d'annexion pluriel
- Pour un VERBE : P = Prétérit ; PN = Prétérit négatif ; AI = Aoriste intensif ; l’entrée (= LEX) est donnée sous la forme de l’Aoriste-Impératif simple)
5. VAR = Variantes. [Facultatif]
Mentionne les variantes locales de signifiant relevées par A. Roux. Les indications géographiques sont toujours très explicites : Mgild (= Ayt Mgild), Izdeg (Ayt Izdeg), Ayyash (Ayt Ayash), Hdidu (Ayt Ḥdiddu)...
6. RAC1 = Racine immédiate (synchronique). [Obligatoire]
Radical consonantique de la lexie, après élimination des marques grammaticales et des voyelles.
7. SRAC1 = Sens de la racine 1. [Obligatoire]
8. RAC2 / SRAC2 = Racine 2 / Sens de la racine 2. [Facultatives]
Il s'agit de renvois de nature étymologique (historique) à des racines présentant des ressemblances de formes et de sens dans le dialecte ou dans le reste du domaine berbère [note 3].
9. US = Usage. [Facultatif]
Enoncés d'illustration de la lexie fournis dans les fichiers Roux. Suivis de leur traduction française.
10. DOM = Domaines (thèmes). [Facultatif]
Zone destinée à permettre la constitution de vocabulaires de spécialités.
11. DIV = Divers. [Facultatif]
Mentions diverses : douteux, rare, vieilli, emprunt ?, expressif, enfantin, grossier...
12. SOURCE
Indique la boîte-fichier précise du fonds Roux d’où proviennent les matériaux de l’entrée ; l’information se présente sous la forme :
- MC1, MC2, MC3, MC4, MC5 = Boîte Maroc Central 1, 2, 3, 4, 5.
- MCB = Fichier inverse français-berbère (meuble-fichier).
- Mercier = Gustave Mercier, Vocabulaire et textes berbères dans le dialecte des Aït Izdeg, Rabat, René Céré, 1937.
On a intégré dans le dictionnaire les matériaux relevés par Mercier, absents des fichiers A. Roux.
LA NOTATION
La notation originale d’Arsène Roux est de nature phonétique, souvent très fine. De plus, elle utilise des options graphiques, courantes à son époque en dialectologie berbère et arabe, mais désormais largement abandonnées dans les usages berbérisants dominants. Sans réinterpréter totalement les transcriptions de Roux sur une base phonologique, on a opté pour modernisation graphique et une représentation à tendance phonologique.
- VOYELLES :
- a, i, u
- e = voyelle centrale (neutre, "zéro") ; généralement non notée, sauf risque d’ambiguïté (suite de trois consonnes identiques)
- SEMI-VOYELLES : w / y
- CONSONNES (cas particuliers) :
- c = API [ ʃ ], "ch" français, "sh" anglais
- ɣ = API [ R ], "gh"
- x = API [ x ], "kh"
- ḥ = API [ ɦ ], pharyngale sourde
- ɛ = API [ ʕ ], pharyngale sonore
- La spirantisation : bien que présente dans les notations de Roux (trait sous la lettre : ṯ, ḏ...), elle n’a pas été maintenue car son statut non phonologique est patent dans les parlers du Maroc central.
- Labio-vélarisation [ cw ] = k°, g°, ɣ°... : ak°r, ag°m, alɣ°m...
- "Emphase" (pharyngalisation) : point sous la lettre : ḍ ṭ ẓ...
- On a veillé à ne pas multiplier la notation de l'emphase non phonologique (emphatisation contextuelle). Les emphatiques fondamentales en berbère sont : ḍ/ṭ et ẓ. Les autres, en-dehors des cas d'emprunts à l'arabe (/ṣ/), sont en général des emphatisées (contaminées par la présence d'une emphatique fondamentale ou d'une consonne vélaire ou pharyngale.
- Les affriquées : chevron pour ǧ et č : aǧǧ, « laisser » ; čč, « manger »
- La tension consonantique : notée par le redoublement de la lettre : qqen ; ddu...
- Dans la zone RAC, la tension consonantique n’est pas représentée ; la séquence de deux consonnes identiques y indique une suite séparée par un schwa (BDD).
- Les assimilations (frontières de morphèmes) :
- On a maintenu les représentations de Roux, qui marque généralement l’assimilation par un tiret : abuḍ w-wanu, « le fonds du puits » (< /abuḍ n wanu/).
- Usage du tiret dans le groupe Nominal/Verbal :
- On a fait systématiquement précéder d'un tiret les satellites (affixes grammaticaux) lorsqu'ils sont placés après le nom ou le verbe. Le tiret indique dans ce cas l'existence d'une cohésion syntaxique (syntagme verbal ou nominal).
- ibuccar-ns, griffes-ses = « ses griffes » ;
- ikkr-as waddur, il-est levé-à lui renommée = « il a acquis de la renommée ».
Avec la collaboration de :
- [1986 – 1989]
- *Meftaha AMEUR (Ircam, Rabat)
- *Mohamed AZOUGGARH (Faculté des Lettres d’Oujda)
- *Mohyédine BENLAKHDAR (Faculté des lettres de Fès)
- [2014 – 2019]
- Olivier DUBOIS (Mmsh, vérifications finales du fichier)
- Kamal NAÏT-ZERRAD (INALCO-LACNAD, Paris)
- Hamid TALIBI (étudiant de Master, AMU)
(*) Au moment de la constitution de cette base de données lexicales, ces personnes étaient étudiantes (Doctorat) à l’Université d’Aix-Marseille, sous la direction de S. Chaker.
Notes :
- Sur Arsène Roux et l’historique du fonds Roux, voir : M. Ameur, A. Boumalk et S. Chaker, Un berbérisant de terrain : Arsène Roux (1893-1971). Ecrits et inédits, Rabat, Ircam, 2016 et Paris/Louvain, Peeters, 2017.
et : Liens - Travail de saisie assurée par Catherine Adaoust, vacataire.
- Sur la racine et la complexité de cette notion en berbère, voir S. Chaker, « Autour de la racine en berbère », Folia Orientalia [Cracovie], 39, 2003, p. 83-93 ou « Racine », Encyclopédie berbère, 40, 2016.